Le marronnier

 

Prologue

 

Noémie était là depuis la veille. A son arrivée, elle avait trouvé la maison dans un état déplorable. La poussière s’était déposée partout durant ces huit dernières années. Chaque meuble en était couvert, jusque dans les moindres rainures. Sous cette couche épaisse le patiné des meubles avait disparu, il faudrait encore la journée de demain pour effacer la moindre trace de ce dépôt grisâtre à l’odeur de renfermé. Les araignées avaient tissé leurs toiles, étroitement enchevêtrées dans les moindres endroits cachés, les obscurs coins de murs, entre les barreaux de chaises et les branches de lustres. Les poutres de chêne du plafond parcourues de longues veines disparaissaient aussi par endroits sous les voiles légers qui frémissaient dans le courant d’air. Heureusement les fauteuils, la literie étaient restés protégés par des housses et des bâches. Les fenêtres étaient ouvertes, l’odeur qui avait imprégné les murs et les tapis commençait à se diluer dans l’espace.

Le grand lavage du carrelage était terminé, il restait les rideaux aux motifs floraux à laver, la cuisine et ses éléments en chêne à nettoyer à fond, préparer les deux chambres, encore plein d’autres tâches harassantes. Elle en avait bien encore pour deux jours pour rendre la maison de nouveau agréable et lui rendre son lustre passé.

Tiens, la cheminée n’avait pas été encore nettoyée, autant le faire de suite. Lors de leur départ, le nettoyage avait été sommaire, le plus gros des cendres grises seulement avaient été enlevées. Elle prit les lourds chenets en fer forgé et les déposa sur le sol. Aidée de son petit balai et de sa pelle elle enleva l’épaisseur de suie qui couvrait le fond de l’âtre et la plaque de fonte révéla une scène d’auberge où des personnages trinquaient joyeusement un pichet à la main. Elle rendit la couleur orangée aux pierres réfractaires. Après un examen attentif elle se releva satisfaite. Toutefois, dans un coin, quelque chose de blanchâtre attira son attention. Elle tendit la main, c’était un bout de papier brûlé où l’on devinait une suite de mots. Elle allait le chiffonner pour le jeter quand un mot attira son attention.

‘’Marronnier.’’

Un mot banal bien sûr, mais qui sonnait bien pour elle et qui évoquait l’automne et les multitudes de tons ocres, sa saison préférée. Emilie était de nature curieuse, alors pourquoi ne pas en lire l’intégralité ? Le papier était un peu jauni mais lisible, c’était une écriture allongée, un peu nerveuse. Elle s’approcha de la lueur de la porte fenêtre qui donnait sur le jardin, les yeux plongés sur le bout de papier, elle lut à voix basse. Elle sentit un frisson parcourir son corps et cherchant à l’assimiler, elle le relut plusieurs fois. Elle s’assit à la table agitant sa tête sans comprendre, le papier au bout des doigts.

La ligne de téléphone était rétablie. Alors elle composa un numéro.

 

 Revenant de son travail elle entra dans son appartement de Bond Street, juste le temps de poser son sac sur un fauteuil et le combiné noir fit entendre sa sonnerie stridente. Elle décrocha.

- Oh Hello, c’est toi Noémie. Bien arrivée ? Comment as-tu trouvé la maison ? … C’était sale ? Ça je m’en doute … Demain tu fais les vitres, oui bien sûr elles sont sales aussi … Mais pourquoi tu m’appelles ? … Trouvé quoi dans la cheminée ? … Un bout de papier … Avec quoi d’écrit ? … Mais qu’est-ce que ça signifie ?

- Tu es sûre ?

Sa physionomie changea, ses traits se figèrent.

- Oh non, ce serait horrible, tu as prévenu quelqu’un ? … Après toutes ces années … ce serait une catastrophe … … Oui, je serai là dans trois jours … Je t’embrasse …

 Elle raccrocha. Elle sentit ses yeux larmoyants, taraudée par de mauvais souvenirs.

 

Le car roulait en direction de Blainville sous un soleil qui en cette fin d’avril 1970 se montrait inhabituellement chaud. L’hiver avait été froid et on avait redouté que le thermomètre maintienne sa température fraîche au cours de ce début de printemps. Mais les prévisions météorologiques avaient été déjouées ainsi que tous les bons vieux dictons traditionnels. En avril, ne te découvre pas d’un fil … Depuis quelques jours les fleurs montraient le bout de leur nez. Les arbres se recouvraient peu à peu de leur habit vert, les oiseaux retrouvant à nouveau refuge, un havre de paix. Au milieu des gazouillis, à l’orée des bois, des tapis de jonquilles couvraient le sol et faisaient ça et là de belles auréoles d’or. Toute la nature renaissait. Les jours s’allongeaient et déjà ce printemps précoce attirait d’innombrables voitures sur la route nationale en ce début de week-end. Dans ce mélange d’odeurs et de couleurs retrouvées, dans le vacarme de la circulation, une estafette de gendarmerie, à la sirène aigüe, se faufilait pour aller porter secours, probablement, à des accidentés de la route.

Tout cela, Mylène l’avait embrassé d’un seul regard. En ce moment, elle sentait une joie et une émotion qui la soulevait toute entière. Dès que le car avait dépassé Fonvieille, elle avait reconnu ce paysage si cher à son cœur qui l’avait poursuivi durant ces huit longues années. De la route elle avait reconnu le vieux bois de la Rosière, où elle jouait enfant avec les gosses de son âge. Le moindre virage, la moindre bosse, les petites maisons aux façades blanches et aux toits de tuiles rouges apportaient une petite touche espagnole. Le débit paisible du petit cours d’eau bordé de joncs que l’autobus longeait lui rappelait de merveilleux souvenirs. Avec en prime ce beau soleil qui éclaboussait le paysage, la renvoyait au mois d’août lorsqu’elle partait en vacances. Elle retrouvait les képis des agents de la circulation qui contrastaient avec les casques des bobbies londoniens qu’elle voyait habituellement. Présents aux carrefours, symboles de l’ordre, mais sans empathie particulière de la part des paisibles citoyens, pensa-t-elle en souriant.

Le car quitta la route nationale et pris sur sa gauche une route secondaire, sinueuse, serpentant paresseusement entre les bosquets et les champs bordés de haies. On commençait à apercevoir derrière les hautes futaies, une ville moyenne au fond d’un vallon naturel où coule la Gimone. Sur cette portion de route où les maisons maintenant se pressaient, Mylène sentit grandir son émotion et quand le car entra dans Blainville, son cœur battit plus fort dès les premières rues. De la fenêtre elle crut reconnaître Louis le cordonnier devant son échoppe, puis ce fut l’étroite rue des Carmes. L’autobus croisa un groupe de jeunes de son âge, cependant avec la vitesse, leurs visages fusèrent et ne lui rappelèrent rien. Mais elle reconnut parfaitement sa chère ville. Le clocher de l’église Saint Jean qui se dressait au-dessus des toits, les maisons à l’aspect toujours aussi vieillot et pittoresque, mais tellement accueillant.

Elle reconnut aussi la mercerie de madame Perrot, l’auberge du Bon Accueil, l’hôtel des Régents, la place de la République avec en son centre la petite fontaine à colonne de marbre surmontée de grenouilles vomissant l’eau. Elle redécouvrait son Blainville au fil des rues. Non, rien n’avait changé à part quelques immeubles ou magasins modernes qui contrastaient avec les vieux quartiers de la ville. Mais malgré ces innovations plantées çà et là, Blainville avait gardé son cachet de ville touristique, comme si elle avait refusé le modernisme du XXème siècle. Le car entra sur la Grand Place dominée par la cathédrale Sainte Geneviève et ses deux tours clochers. L’édifice religieux du XIIIème siècle était épaulé de part et d’autre de l’Hôtel de Ville et de l’ancien évêché converti depuis quelques années en musée. Voilà, elle était chez elle. Du regard, elle fit le tour de la place. Là, certaines choses avaient changé, de vieux magasins avaient une devanture plus moderne. Le vieux café des Arcades était toujours là. Les couverts anciens qui tournaient autour de la place offraient l’image carte postale de la ville.

Une dizaine de personnes sortirent de l’autobus qui repartit aussitôt. Alors tout d’un coup Mylène Dugey se sentit perdue dans cette ville qu’elle connaissait pourtant si bien. Elle se sentit affreusement seule au milieu de cette place qui pourtant à cette heure-là était pleine de vie. Et sa joie qui était si grande s’estompa subitement et une lueur d’inquiétude brilla dans ses yeux.